Martyna Tomczyk : Quel est le cadre juridique actuel en matière fin de vie au Québec ?
Réjean Boivin : Actuellement, c’est la Loi concernant les soins de fin de vie adoptée le 5 juin 2014 et entrée en vigueur le 10 décembre 2015, avec des modifications ultérieures, qui encadre juridiquement les soins de fin de vie au Québec. Elle définit les soins de fin de vie comme « les soins palliatifs [...] et l’aide médicale à mourir » (AMM). Plus précisément, « les soins palliatifs » sont compris comme « les soins actifs et globaux dispensés par une équipe interdisciplinaire aux personnes atteintes d’une maladie avec pronostic réservé, dans le but de soulager leurs souffrances, sans hâter ni retarder la mort, de les aider à conserver la meilleure qualité de vie possible et d’offrir à ces personnes et à leurs proches le soutien nécessaire ». A contrario, « l’AMM » y est définie comme « un soin consistant en l’administration de médicaments ou de substances par un médecin à une personne en fin de vie, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès. » Cette loi affirme que toute personne, dont l’état le requiert, a le droit de recevoir ces « soins de fin de vie ». Ils lui sont offerts en milieu hospitalier, en Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), en Maison de soins palliatifs ou encore à domicile.
M.T. : Quelles sont les conditions qu’il faut remplir pour pouvoir bénéficier d’une AMM au Québec ?
R.B. : Selon cette même loi, pour que la personne puisse obtenir une AMM, elle doit satisfaire simultanément à plusieurs critères : elle doit être assurée au sens de la Loi sur l’assurance maladie, être majeure et apte à consentir aux soins, être atteinte d’une maladie grave et incurable. Elle doit aussi éprouver des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables et ne pouvant pas être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables. De plus, sa situation médicale doit se caractériser par un déclin avancé et irréversible de ses capacités. Enfin, la personne doit, de manière libre et éclairée, formuler pour elle-même la demande d’AMM au moyen du formulaire. Il est important de préciser ici que la personne peut, en tout temps et par tout moyen, retirer sa demande d’AMM. Elle peut également, en tout temps et par tout moyen, demander à reporter l’administration de l’AMM.
M.T. : La loi n’exige-t-elle pas que la personne soit en fin de vie pour bénéficier d’une AMM ?
R.B. : Lors de son entrée en vigueur, la loi prévoyait en effet ce critère. Cependant, en 2019, le jugement Baudouin a rendu le critère de fin de vie inopérant. Depuis 2020, une personne, qui n’est pas en fin de vie mais qui remplit tous les critères de la Loi concernant les soins de fin de vie, peut déposer une demande d’AMM. Il convient de souligner ici que malgré cette modification importante, le titre de la loi reste intact : c’est toujours la Loi concernant les soins de fin de vie. Plus encore, dans la définition légale de l’AMM, l’expression « fin de vie » figure toujours. Il y a une confusion totale.
M.T. : D’après vous, quelles furent les motivations qui ont suscité la naissance du mouvement pour la mort volontaire au Québec ?
R.B. : Il y en a plusieurs ; il y a des motivations politiques mais aussi culturelles. La question est vaste. L’expérience ou l’aventure existentielle est singulière au Québec. On se représente l’AMM comme une mort lyrique ou idyllique. La situation particulière du Québec est peut-être inaudible pour un Européen. Au Québec, l’AMM est un soin médical. Il faut savoir qu’au Canada, le Code criminel est de juridiction fédérale et que la Santé est de juridiction provinciale. Il appartient aux provinces de légiférer en matière de Santé. En présentant l’AMM comme « un soin médical », le Québec détournait ainsi le Code criminel canadien et pouvait la circonscrire dans une loi provinciale relevant du ministère de la Santé provincial. Il se libérait ainsi de la tutelle fédérale. Mais, le problème est beaucoup plus profond. Cette raison politique est un peu superficielle. Le mouvement pour la mort volontaire trouve peut-être ses origines au sein même de la culture québécoise.
M.T. : Pourriez-vous expliquer en quoi le contexte québécois se distingue du contexte américain ou européen en matière de fin de vie ?
R.B. : « La nouveauté » typiquement québécoise se trouve au cœur de la Loi concernant les soins de fin de vie, justement. L’expression « soins de fin de vie » n’est pas innocente. Elle veut dépasser celle de « soins palliatifs », elle est plus englobante. Cette loi consacre le soin palliatif comme un droit. Tout Québécois, dont l’état le requiert, a le droit de recevoir des soins palliatifs et la province a l’obligation de lui fournir ce droit. Cependant, dans un même temps, cette loi consacre le droit à l’AMM, un euphémisme pour éviter l’usage du mot « euthanasie ».
C’est l’originalité de la posture québécoise : faire de l’AMM un droit. Comme je viens de le dire à l’instant, pour y parvenir, il aura fallu la définir comme un soin médical. En résumé, au Québec, l’AMM est donc à la fois un soin médical et un droit.
Tout d’abord, cette posture n’a rien à voir avec les législations belge ou hollandaise ; au Benelux, la personne n’a pas un droit à l’euthanasie, il en a seulement la liberté, à condition qu’elle trouve un médecin prêt à l’euthanasier. Plus encore, les pays du Benelux utilisent ouvertement le terme « euthanasie » dans leurs législations respectives ; ils ont le mérite d’éviter le recours à un euphémisme et, par-là, de reconnaître la transgression morale. Dans ces pays, l’euthanasie est toujours reconnue comme un mal, une transgression, un acte qui relève du Code criminel.
Ensuite, la posture québécoise se démarque également du suicide assisté tel que présenté en Suisse ou aux États-Unis, où le rôle du médecin est assez limité. Le Québec a refusé le modèle américain et suisse du suicide assisté, puisqu’il souhaitait que le médecin soit impliqué dans le processus, jusqu’au décès du patient.
Enfin, il convient d’ajouter ici que l’originalité de la posture québécoise tient aussi au fait que la loi a été adoptée à l’unanimité des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale. Aucun parti ne s’est opposé à l’adoption de la loi en 2014. Et aucun parti ne s’oppose aujourd’hui à l’élargissement de l’AMM. Il y a un unanimisme parlementaire autour de l’AMM au Québec.
M.T. : D’après vous, en quoi cette nouveauté québécoise est problématique au plan éthique ?
R.B. : La Loi concernant les soins de fin de vie consacre le droit aux soins palliatifs. C’est une bonne chose. Mais, cette même loi consacre aussi le droit à l’AMM. L’aide médicale à mourir est ainsi un soin de fin de vie au même titre que le soin palliatif. Autrement dit, dans une même loi sont défendus une chose et son contraire, ce qui prête à confusion. Au Québec, depuis une décennie, cette confusion s’est tellement propagée dans la littérature qu’actuellement l’on ne distingue plus l’aide médicale à mourir et les soins palliatifs. Des personnes voudraient même abolir l’expression « soins palliatifs », puisqu’elle ne serait pas assez inclusive ; le champ du palliatif exclut la possibilité de l’euthanasie. L’AMM étant un soin médical, elle est du même coup hors du registre de la transgression. Il faut préciser ici que les membres de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité ont préféré ne pas retenir expressément le terme d’euthanasie, le trouvant trop chargé. En évacuant la charge morale, par une pirouette sémantique, on évacue du même coup la transgression morale. L’oxymore « AMM » se mute en un soin médical noble et digne ; comme si pour « mourir dans la dignité », il fallait faire la promotion et le choix de l’aide à mourir. Il convient de rappeler ici que c’est le Collège des médecins du Québec qui a pris l’initiative de muer l’euthanasie en AMM.
M.T. : Depuis l’entrée en vigueur de la Loi concernant les soins de fin de vie en décembre 2015, l’élargissement de l’accès à l’AMM ne cesse de s’accroître au Québec.
R.B. : Oui. D’abord, comme je viens de le dire, le critère de « fin de vie » est devenu inopérant suivant le jugement Baudouin mentionné plus haut. Il faut savoir que ni le gouvernement du Canada ni celui du Québec n’est allé en appel de ce jugement. Ensuite, depuis le 11 juin 2021, la Loi concernant les soins de fin de vie permet à une personne qui satisfait à toutes les conditions pour obtenir l’AMM de la recevoir, même si elle est devenue inapte à consentir aux soins au moment de son administration. Dit autrement, le consentement final n’est plus obligatoire ; si la personne devient inapte ou inconsciente le jour même où elle avait choisi de recevoir l’AMM, le médecin peut procéder.
M.T. : Récemment, le gouvernement québécois envisageait d’élargir l’AMM. Pourriez-vous en dire plus ?
R.B. : À l’instar du gouvernement du Canada, le Québec souhaite élargir l’accès à l’AMM. Le Projet de Loi 38 visant à modifier la Loi concernant les soins de fin de vie dont je viens de parler a été étudié très récemment – au mois de juin 2022 au Québec, mais il est mort eu feuilleton. Il s’agissait d’ouvrir la possibilité de demander l’AMM par demande anticipée, par exemple pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une démence. Ce projet de loi donnait aussi aux infirmières praticiennes la possibilité d’offrir l’AMM, ce qui est déjà possible au Canada, mais pas au Québec. Il faut aussi souligner que contrairement au Canada, le projet de loi québécois ne prévoyait pas d’élargir l’AMM aux personnes dont le seul motif est psychiatrique, ce que déplore le Collège des médecins du Québec qui souhaite que les législations canadiennes et québécoises soient harmonisées. Les députés veulent réétudier le projet, après les élections provinciales qui se tiendront en octobre 2022.
M.T. : Auriez-vous quelque chose à ajouter, en guise de conclusion ?
R.B. : Je voudrais insister sur un dernier aspect concernant le Projet de Loi 38. La loi actuelle, celle concernant les soins de fin de vie, laisse les Maisons de soins palliatifs libres d’offrir ou non une AMM. La volonté du gouvernement dans le dernier projet de loi était d’obliger ces Maisons à offrir l’AMM. Même si la majorité de ces institutions (28/37) offrent déjà l’AMM, l’Alliance des Maisons de soins palliatifs du Québec a réagi défavorablement à cette contrainte inscrite dans le projet de loi.
En terminant, j’aimerais souligner qu’il importe de garder intacte la philosophie des soins palliatifs, particulièrement au Québec, berceau (après l’Angleterre) des soins palliatifs modernes. Même si certains acteurs souhaitent la disparition des soins palliatifs au profit des soins de fin de vie, seule la philosophie des soins palliatifs reconnaît la juste valeur de la grandeur et du tragique de l’existence humaine. Seul le soin palliatif véritable permet un authentique accompagnement de l’être humain affligé par le fait d’avoir-à-mourir. L’Association québécoise de soins palliatifs (AQSP) lutte sans relâche, depuis plus de 30 ans, pour préserver ce trésor inouï, en solidarité avec la communauté internationale de soins palliatifs.
Réjean BOIVIN, Ph.D., docteur en philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) au Canada, consultant en philosophie de la santé, particulièrement dans le domaine des soins palliatifs, membre du comité exécutif de l’Association québécoise de soins palliatifs (AQSP), auteur du livre Désarroi devant la mort : l’épreuve de la finitude. À la lumière de l’anthropologie philosophique de Paul Tillich (Presses de l’Université Laval, Québec, mai 2022).